« Je pense, écrivant ceci, à Jacqueline Lamba. » (Yves Bonnefoy)

« Je pense, écrivant ceci, à Jacqueline Lamba… » A l’occasion de la parution prochaine des Œuvres d’Yves Bonnefoy dans la Pléiade, nous redonnons ce texte écrit en 1967, à l’occasion d’une exposition consacrée aux peintures de Jacqueline Lamba à Antibes. 

Sans titre. Circa 1955.
48cm x40,5cm. Huile sur toile.

J’ai lu que dans la langue de certains Indiens d’Amérique le mot montagne est un verbe. Et je m’interroge depuis sur cet accident du paysage verbal, qui ne m’apparaît que de loin, mobile dans ses contours comme une figure de rêve. Car telle est la contradiction qui le rend aussi fascinant qu’impossible : il faut que la montagne y soit indiquée, avec ses chemins et ses pierres ; mais alors comment concevoir que l’action qu’en tant que verbe il désigne soit simplement quelque « apparaître » ou « surgir » ? On peut penser, le sacré se manifestant sur les cimes, que celles-ci furent prises, avec leurs traits distinctifs, pour symbole de sa venue. S’étendre au loin, s’environner de nuées, laisser sourdre mille torrents, s’illuminer, retentir, le verbe montagne, ce serait alors tout cela… Moi, je préfère me persuader qu’une intention plus systématique a œuvré dans cette langue inusuelle ; et que ce fut, par fusion générale du substantif et du verbe, de contraindre l’esprit à l’expérience dans chaque « chose » de la venue du divin. Le verbe dans le nom ferait de l’objet une vie. Nos langues ont d’autres lois et ce projet n’y peut prendre forme. Mais est-il pour autant absurde ? L’art se cherche aux confins de nos moyens linguistiques, ayant l’incarnation pour destin, et peut le prendre à son compte.

Je pense, écrivant ceci, à Jacqueline Lamba.

Sans titre. 1980. 43cm x53,5cm.
Encre de chine sur papier calque.

Je pense, écrivant ceci, à Jacqueline Lamba. Que veut-elle, sinon identifier le verbe et substantif, autrement dit réinventer la montagne – depuis longtemps, comme pour Cézanne, son lieu – dans ce que celle-ci a d’enveloppant et d’actif : la plénitude qui peut saisir quand on s’en va dans les pierres ? Partout dans ce qu’elle peint cette irradiation des coteaux, ce magnétisme des pentes. J’aime en particulier ses réseaux de points, où semble se marquer le travail, dans le sol de la perception, dune aridité mystérieuse. Et il me semble qu’ils offrent, au problème du signe-vie, une sorte de solution. Ces nœuds, et ailleurs ces taches, ces mouvements de couleur, sont suffisamment espacés pour disloquer la continuité tout extérieure et passive que nous projetons sur les choses. Mais ils demeurent assez en sympathie réciproque, en convergence de forces, pour suggérer l’intériorité d’un lieu, l’unité de son existence sous la variété de ses plans et de ce fait nous voici en marche, engagés parmi des aspects qui se succèdent et se dénouent, passant à travers eux qui ne sont que la dépouille de l’être.

Jacqueline Lamba : quitter la vieille maison des apparences scellées – et se porter à une rencontre. Ses rapides études préliminaires, toujours si sûres sont un acte de délivrance, on y entend le cri de la terre rendue à soi. Et la preuve, c’est que le lieu nous est donné tout entier, malgré la brièveté des indications : c’est comme si la blancheur des pages, plus révélée que vaincue par le trait à l’encre de Chine, s’identifiait à ce que l’on ne peut voir quand on regarde un brin d’herbe, mais qui est là tout autour, et qui frémit et nous comble. Tout a vie, et nous d’abord, qui n’avons plus à nous épuiser, à maintenir l’ordre, à faire régner l’apparence, à contenir l’invisible qui ne demande qu’à sourdre.

Troubler les accents d’un blanc profond ses harmonies chaleureuses.

Mais pourquoi, s’il en est ainsi, Jacqueline Lamba élabore-t-elle si lentement ses tableaux, pourquoi n’est-elle jamais en paix avec des exigences qui sont en elle bien davantage que dans les escarpements de Simiane qu’elle n’a plus, d’ailleurs, à Paris dans son atelier ? Un premier regard sur sa peinture, et on sera peut-être surtout frappé par des accords de couleurs qui demeurent pures, par quelque chose d’abstrait ou de musical dans le jeu des taches, ou même par la calligraphie, au sommet de beaucoup de toiles, des éclatements de bleu sombre ou d’orangé dans le ciel. Jacqueline Lamba aime troubler les accents d’un blanc profond ses harmonies chaleureuses. Elle aime peindre sur de vieux journaux, dont la typographie remonte à travers la trame figurative et se met en rapport avec les formes et la couleur. Est-ce là concurrence entre la structure de l’œuvre et le questionnement de l’objet ?

Mais remarquons que les couleurs, par exemple, bien qu’intensifiées, quintessenciées, sont toujours celles même de la lavande ou du roc. Et si ces divers éléments si concrets dans leur origine, forment ensemble comme une gamme, de quoi se sert une certaine écriture, il ne faut pas penser que c’est quitter pour autant le lieu et le devenir de la rencontre première. Car celle-ci, c’est projeter ses sentiments dans les couleurs et les rythmes du paysage, ses valeurs dans ses formes, son bonheur ou son drame dans ses harmonies, ses tensions : et le laisser parler ne peut donc que conduire à la recherche de soi. Dans la langue qui n’est que verbe, il n’est de parole que personnelle. En décomposant le donné visuel, Jacqueline Lamba recompose le donné d’être ; et reviendra, par existence vécue, par approche lente de soi devant la toile ébauchée, à ce qu’annonçait le premier instant.

Danseurs parmi les herbes

Sans titre. 1956. 57cm x63,5cm.
Encre de chine sur papier.

Et c’est à cause sans doute de cette union du lieu évident et de la personne secrète, c’est dans cette atmosphère troublée, toujours un peu orageuse, de lieu-parole, que ces tableaux paraissent bouger, tapisseries dans le vent. L’image et l’objet « réel », l’intérieur et l’extérieur, qui se risquerait devant eux à prétendre les opposer ? Des images aussi y bougent, d’autres images, et j’y vois affleurer les danseurs d’une société archaïque, presque immobiles parmi les herbes, silencieux. Le tambour et le sistre résonnent dans le ravin. Un danseur est peint de jaune et de blanc, parce qu’il est la montagne, un autre est masqué de bleu, si bien que l’intervalle entre eux, la faille d’air qui vacille et s’anime de plus en plus, c’est le chemin ou la cime, – le « vrai » chemin là-bas étant devenu au même instant leur joie, leur souffrance, ou plutôt le dépassement de l’une ou de l’autre dans l’unité qui se fait.

« Sur la pente du talus les anges tournent dans leurs robes de laine dans les herbages d’acier et d’émeraude. » Rimbaud aussi, dans Les Illuminations, a tenté la synthèse du sujet et de l’objet, pratiqué la métaphore ouverte de toute part, la fidélité à l’intense. Et quand il vient à décrire une peinture, évoquant : « cette bande en haut du tableau » qui « est formée de la rumeur tournante et bondissante des conques de mer et des nuits humaines », ne dirait-on pas qu’il a sous les yeux, évidemment par éternité de la vision poétique, un des tableaux de Jacqueline Lamba ?

Yves Bonnefoy, Exposition Jacqueline Lamba au Musée Picasso (Antibes), 11 août-31 octobre 1967.

En 1963, Jacqueline Lamba est invitée par ses amis de longue date, Henri Laugier et Marie Cuttoli à Simiane, un village médiéval des Alpes de Haute Provence, entouré de lavande. La découverte de la région est bouleversante. Au point qu’ils lui prêteront la maison tous les étés pendant 17 ans de juin à octobre. Elle peint le matin dès l’aube, passe ses après-midi en promenades jusqu’à la nuit tombante. Elle y reçoit de rares visites et mène une vie quasi monastique.  

Henri Laugier (1888-1973) est le fils d’un instituteur qui avait hérité d’un ancien et beau manoir perché sur les hauteurs du village de Simiane. Sa mère, une fois veuve,  y vécut de 1935 à 1952. Lui-même était né à quelques kilomètres de là, à Mane. Henri qui a obtenu sa thèse de médecine en 1919, a été professeur de physiologie à la Sorbonne en 1929 avant de devenir administrateur de grandes institutions scientifiques. Grand érudit, curieux de tout, grand défenseur de la paix, très généreux, il passa les vingt dernières années de sa vie avec Marie Cuttoli entre Paris – rue de Babylone –  et leur villa Shady Rock au cap d’Antibes. Il aimait les personnalités hors du commun, comme Jacqueline Lamba. Il est enterré à Simiane comme sa compagne qui ne lui survécut que quelques mois.

Les photos, de 1971, sont de Henri Yves Cazin

Jacqueline fait la connaissance du sculpteur en entrant dans le groupe surréaliste, à partir du 29 mai 1934 – jour de sa rencontre avec André Breton.   L’amitié est immédiate entre les deux artistes et forte.  Alberto, qui fréquente la rue Fontaine avec assiduité, sera même le témoin de leur mariage le 14 août de la même année, aux côtés de Paul Éluard.  

Lamba est l’inspiratrice du poème de Breton, L’air de l’eau,  qui est illustré par Giacometti.

Elle continue à le fréquenter malgré son exclusion en février 1935. Grâce à Dora Maar – alors la meilleure amie de Jacqueline – et à Picasso qui sont proches de Giacometti  jusqu’en 1941. Simone de Beauvoir, dans La Force de l’âge, témoigne de leurs fréquentes entrevues au café de Flore avant la guerre. Autour de Giacometti, Dora Maar et Sonia Mossé : « Parfois Jacqueline Breton faisait une apparition ses coquillages aux oreilles, les yeux hérissés de piquants, agitant dans un cliquetis de bracelets, des mains aux ongles provocants. »

Elle renoue avec Giacometti après leur exil respectif.  Si le sculpteur décline l’invitation à participer à l’exposition Le Surréalisme en 1947 où Jacqueline présente de rares œuvres, ils se retrouvent avec bonheur lors de l’exposition Giacometti à la galerie Maeght en juin 1951. 

Ils se voient régulièrement chez elle, rue Gay Lussac à partir de 1955 ou boulevard Bonne Nouvelle après 1964. Ou chez lui rue Hyppolite Maindron.

C’est Jacqueline Lamba qui présentera, dans les années 50,  Yves Bonnefoy à Giacometti.  Suite à quoi, le poète écrira différents textes sur le sculpteur et surtout une biographie en 1991.

Jacqueline et Alberto participent « ensemble » (de manière posthume pour le sculpteur) à la revue L’Éphémère, éditée par la Galerie Maeght et dirigée entre autres par Yves Bonnefoy en 1967-1971. 

Une amitié reconnue par la fondation Giacometti qui expose des croquis de L’air de l’eau, la photo de mariage par Man Ray et programme une projection du film de Fabrice Maze sur Jacqueline Lamba le 8 février 2022 (détails dans Actualités)

Jacqueline Lamba photographe

Initiée à la photographie par son amie Dora Maar pendant leurs années d’études, Jacqueline Lamba se lance. Il ne nous reste malheureusement que quelques clichés.  La tour Eiffel pour jouer sur les cadres et les angles, le pont de la Concorde, ses arches et ses reflets, les grilles créant des rais de lumière sur les vieilles pierres usées d’un escalier, la locomotive en plein élan – rappelant L’Arrivée d’un train en gare de la Ciotat des frères Lumière en 1896. Rocher qui prend l’aspect d’un monstre ou mer calme aux vagues longuement déroulées…. Cette mer qu’elle aime tant.

Son intérêt pour la photographie la rapproche également du cinéma – autre media qu’elle apprécie tant. Quelques-uns de ses clichés sont reproduits dans une toute nouvelle revue, Du Cinéma, créée par Jean George Auriol, Pierre kéfer et Jacques Niel. Le premier est scénariste et dialoguiste pour le cinéma. Il en sera le rédacteur en chef de 1928 à 1932, puis de 1946 à 1949 ; le deuxième peintre, photographe et décorateur de cinéma. Dora Maar et Kéfer se sont associés pour tenir un atelier photographique à Neuilly de 1930 à 1934. 

Le mensuel lancé en octobre 1928 parait à la librairie José Corti. Parmi les collaborateurs, André Delons, le cousin germain de Jacqueline Lamba, Bernard Brunius (plus connu sous le nom de Jacques Brunius) et Louis Chavance, l’amant de Dora Maar…

Ses photos illustrent un article Louis Chavance, « Le Décorateur et le métier » dans le n° 1 (déc. 1928), celui d’André Delons, « Chroniques des films perdus » dans le n° 2 (fév. 1929). Un numéro dont les photographiques ont été remarquées par les journaux de l’époque.

La première image est même reprise dans le n°4 (oct.1929) pour accompagner la page de l’éditeur José Corti. Á l’époque même où la revue qui sera appelée dorénavant La Revue du cinéma, est reprise par les éditions de la NRF, sous la direction de Robert Aron.

L’UCAD ou les années d’études

En 1925 Jacqueline Lamba est inscrite à l’UCAD (Union centrale des Arts décoratifs) qui fait partie l’« École du comité des dames », créée en 1895 afin d’encourager la carrière artistique des femmes où sont organisés cours, concours et expositions. Elle est dirigée par Andrée Langrand à partir de 1919 et la direction artistique assurée par Henri Rapin de 1918 à 1928. Il sera ensuite remplacé par Renée Prou.

Cette école œuvre dans les arts décoratifs (affiches, papiers peints, textiles, bijoux, mobilier, reliure, coutures, etc.), des matières honorables pour les jeunes filles au tempérament artistique. L’enseignement est gratuit pour les élèves aux revenus modestes comme Jacqueline Lamba. En contrepartie, leur sont demandés la préparation et le nettoyage des salles de cours.

L’École déménage du Bd Malesherbes au 6 rue Beethoven, 75016, en 1924. L’enseignement technique, dans les années 1920, comprend les arts graphiques (dessin de figures,  composition décorative, perspective et géométrie descriptive, gravure, sculpture…), les travaux d’art (broderie, gainerie, dorure, dentelle, piquage, reliure, tapis…) mais aussi des exposés ou des conférences-promenades. 

Du 15 au 17 juin 1928, les travaux des élèves sont exposés rue Beethoven. Nous ne savons pas ce qu’a pu présenter Jacqueline.

Mais toujours en 1928 a été créé un cours de publicité et d’affiches. Jacqueline s’inscrit au concours  l’année suivante – où son projet est retenu comme l’une des 5 meilleures affiches de l’UCAD.

Elle est reproduite dans la revue Arts et métiers graphiques du 15 mai 1929. 

Décembre 1980-décembre 1981

Jacqueline fait un séjour prolongé à San Diego chez son fils Merlin et sa compagne Debra. Elle a fait une première halte à New York dont elle écrit à sa sœur : « C’était merveilleux à N.Y.  J’ai vu beaucoup de monde. David délicieux et paternel. » Il lui a loué une petite maison quasi vide – son « rêve » – pour qu’elle puisse peindre, dans un quartier résidentiel et arboré de Mission Hills. Après le soir de Noël, ils vont sur la plage voir les baleines puis les immenses champs de fleurs au nord de la ville. Avant de faire une virée à Tijuana (Mexique) à quelques 30 km de là. En juin, ils font une excursion sur l’île de Catalina avec son jardin botanique et sa réserve de bisons sauvages. Pendant les mois d’été, ils louent un camping-car et sillonnent le Nevada, l’Arizona, l’Utah et le Colorado (Valley of Fire et Lake Mead, réserves Hopi et Navajo, Canyon de Chelley, Four Corners, Hovenweep avec ruines amérindiennes, Mesa Verde…). Des paysages incroyables qui n’arrêtent pas d’éblouir Jacqueline (elle imagine bien que ce doit être son dernier grand voyage dans l’ouest)…

Ces photographies nous ont été aimablement transmises par Merlin Hare .